jeudi 20 décembre 2012

Vintage: les 24 incontournables.


Le fin du monde est là, pour une certaine parfumerie en tout cas, et comme je lisais dernièrement un article de Now Smell This  sur les vintage qu'un parfumista se doit de sentir, interpellé par certains choix je me suis fait la réflexion: quelle serait ma sélection?  Beaucoup de choses en commun bien sûr, mais de notables divergences quand même, suffisamment pour justifier cette nouvelle liste que j'ai choisi de ranger par ordre de création afin de donner une perspective historique à la chose.
Je sais, la quête du vintage en parfait état est un peu vaine et ruineuse, pourtant connaitre et parfois porter ces grands anciens aide à comprendre et avoir une vue plus large de la parfumerie actuelle. Et pourquoi se priver du plaisir de découvrir un Shalimar pas encore abimé par les restrictions, pleurer sur l'état de l'actuel, ou plus simplement parce qu'un certain style de parfumerie vous correspond mieux qu'un autre?  
Je suis un homme chypré fruité dans l'âme, alors ce n'est pas parce que je flaire le Mitsouko vintage à la ronde que je ne peux pas apprécier une ultramodernité comme Portrait of a Lady : au contraire, varier les plaisirs c'est aussi bien. De toute façon les deux sont amenés à disparaitre victimes de l'économie ou des restrictions : au moins, j'en aurai profité jusqu'au bout !  
Donc voici : 24 incontournables disparus, heureusement en laissant quelques traces, ou défigurés au point de ne plus être reconnaissables voire chefs d’œuvres en péril, bref, des parfums qui ont fait l'Histoire.


(1905) L'Origan de Coty: Deux bases mythiques (des sortes de ready mades à disposition des parfumeurs qui introduisaient subtilement les nouvelles matières synthétiques) : la dianthine, un oeillet ylang très utilisé par la suite,  et iralia autour de l'iris donc, une dose indécente d'héliotropine et voilà l'Origan. Où l'apparition audacieuse du fauvisme en parfumerie par René Coty, parfumeur génial et génie du commerce qui su lancer ses parfums  à grand renfort de publicité et de coups médiatiques.

(1906) Après l'Ondée, Guerlain: Une beauté fascinante, mélancolique et rêveuse qui porte tellement bien son nom. L'introduction en parfumerie d'une matière fabuleuse d'élégance l'anysaldéhyde sur un lit de coumarine, d'héliotropine et d'iris. L’extrait des années 80 est d'une poésie inégalée. 

(1911) Le Narcisse noir de Caron  : La première fois que je l'ai senti j'ai cru qu'on m'avait fait une blague. Une fleur d'oranger santal si animale que c'en est indécent. A sentir au moins une fois pour comprendre que le sale et le floral vont main dans la main. 

 (1917) Le Chypre de Coty: Un autre pierre angulaire de la parfumerie moderne qui donnera naissance à toute une famille, un accord moderne de bergamote, de jasmin et de rose, de labdanum, mousse de chêne, patchouli et muscs. Sa descendance ira plus loin dans le style chypre mais on y sent déjà l'avenir en filigrane. J'aime son intransigeance et sa raideur. 

 (1919) Mitsouko, Guerlain  : Ca me fend le cœur de le mettre dans les vintage mais sans mousse de chêne, il n'est plus lui-même. Depuis sa création il a beaucoup évolué lui aussi : je possède une eau de cologne des années 60 raide animale et musclée qui n'a pas grand chose à voir avec la douceur mousse de pêche de l'extrait d'il y a quelques années.

(1919) Tabac blond, Caron: Ces dames voulurent fumer comme des hommes, Caron leur dédia ce Tabac blond qui mêlait admirablement bien les notes de cuir sec au tabac et à la fumée, autour d'un bouquet floral épicé et bien sûr un fond animal qui lui donnait une signature et un sillage reconnaissable entre tous. L'actuel a perdu cuir et tabac en route, il est sage, bien trop sage.


 (1921) Émeraude, Coty: Ce que j'aime dans le style Coty c'est la brutalité, le débroussaillage à la hache là où Guerlain apportera une finition et des dentelles infiniment raffinées. On dit que celui-ci inspira Shalimar. Son ouverture médicinale est incroyable,  claquant au nez pour finir sur un lit de douceur vanillée poudrée: énorme et typique "parfum de mémé". 

( 1924) Lanvin, My Sin : Que dire d'autre, une culotte en dentelle mal lavée sur floral faussement sage, l'érotisme à l'état pur. L'extrait est divin et l'Eau de My sin un plaisir pervers à porter de nos jours, quand on surprend des regards indécis sur la provenance du fumet douteux.

(1925) Que sais-je? de Jean Patou  Un chypré fruité porté sur la noisette et superbement confortable. De tous, celui-là est sans doute mon préféré. La ré-édition de 1984 pilotée par Jean Kerléo est absolument géniale. A sentir pour comprendre et retrouver les années folles, l'art de la fête, la coupe garçonne et le jazz virevoltant.

(1927) Chaldée, Jean Patou : L'invention de la crème solaire avec l'huile de Chaldée qui deviendra un parfum : un accord solaire et épicé de jasmin et fleur d'oranger usant abondemment du benzyl salicylate d'abord utilisé comme filtre UV avant d'intégrer les flacons de parfums pour son odeur qui rappelait la plage. 

(1928)  Soir de Paris, Bourjois: Un solide accord de rose violette poudrée qui a traversé les ages avec plus ou moins de bonheur jusqu'à la défiguration finale dans les années 90. Emblématique d'une parfumerie française qui s'exporta aux États-Unis devenant Evening in Paris pour hélas finir dans les drugstore aux côté d'Emeraude et de Tabu.



(1932)  Tabu, Dana : D'origine espagnole, Tabu souffrira longtemps encore du sobriquet de parfum de puta, et pourtant malgré l'oriental tapageur et pas exactement subtil ni délicat, c'est un merveilleux ambré alangui, chaud, muy caliente même et encore réchauffé par  ses notes animales, civette en tête. Qui a dit ça sent le cul? 
Allez donc mettre le nez sur le suivant pour tomber dessus.

(1933) Scandal, Lanvin: Mon Graal personnel, le cuir ultime, intransigeant et  radical, mais il faut bien le dire, j'aime quand ça bouscule et quand ça fouette. Mon extrait des années 40 est porté par un iris moelleux qui se marie divinement au cuir et fait se pâmer tous les perfumistas qui ont eut l'heur de le humer. Il diffère cependant de celui senti à l'Osmothèque qui fait la part belle au castoreum et au styrax. Le temps arrondi souvent les angles et les bases chyprées prennent un aspect gras et beurré typique des vieilleries magnifiant ici cette pure beauté.

(1936) Vacances, Jean Patou,: J'ai déjà dit tout le bien que j'en pensais ici. La bonne nouvelle: la maison travaille  a une ré-édition.  Alléluia! J'en parlerai bientôt plus longuement.

(1937) Shocking, Schiaparelli: Un monument d'érotisme languide encore, du temps où l'hygiène nous paraitrait douteuse et où la sensualité se portait en parfum.




 (1944) Femme de Rochas: La fameuse base prunol (qui mettait si bien en valeur l'adéhyde pêche C14) irradie ce chypre épicé de cumin pour une note décidément sale et érotique en diable. L'un des premiers chefs d'oeuvre d'Edmond Roudnitska avant l'épure. Remis au gout du jour en 1989, lifté er relifté par la suite, Femme a de beaux reste mais penche actuellement un peu trop sur le cumin à mon gout.

(1947) Iris Gris, Jacques Fath : Vincent Roubert a créé un mythe. Une dose d'iris à faire frémir mâtinée de pêche radieuse, les deux mis côte à côte forment une harmonie rarement égalée, la grâce tout simplement. Celui-ci, pas la peine de le chercher, à moins d'être Crésus, allez directement à l'Osmothèque. 

(1947)  Le Dix de  Balenciaga : La violette aldéhydée dans toute sa splendeur. Old style bien sûr mais terriblement agréable à porter quand on veut s'enrouler dans un nuage de poudre et de douceur. Avec ses airs cosmétiques, houppette et poudre de riz jamais très loin, une rose sèche dans un vase sur le guéridon à coté, Le dix c'est la robe couture pour soirée de gala.

(1947)  Vent Vert, Balmain : Une surdose de galbanum en tête, typique du style fauve de Germaine Cellier. Difficile de l'apprécier aujourd’hui hélas, le galbanum ne vieillit pas très bien, une intéressante note haricot vert a pris sa place souvent. Réorchestré dans les années 90 par Calice Becker pour un floral vert pas inintéressant, à nouveau reformulé dans les années 2000: aux dernières nouvelles Vent vert tient plus du rince doigt crispant que de la beauté vive et verte d'antan.

(1947) Miss Dior de Dior: Celui-là a subit tellement de transformations diverses et variées au court du temps qu'on ne peut pas en dire grand chose si ce n'est qu'il avait du chien : un chypré d'un caractère différent des anciens fruités, l'accord central est préservé et accentué de notes vertes de galbanum et de géranium. Un équilibre extraordinaire entre les notes, pas forcément très aimable mais décidément et gigantesqement classe. 


(1955) Quadrille, Balenciaga : Le chypre fruité relooké à la perfection. Moins sombre que son grand-père Mitsouko, quasi rieur et dansant : il doit beaucoup à la frambinone (ou raspberry ketone) qui rappelle la peau de framboise duveteuse, un poudré fruité mousse éblouissant. On trouve encore parfois de l'eau de toilette ici et là, mais c'est véritablement l'extrait qui donne une idée de sa splendeur.

(1953) Jolie Madame, Balmain : Une merveille d'accord violette et  cuir, où l'on comprend pourquoi les ionones (note violette) se marient tellement bien à l'isobutyl quinoléine (note cuir) pour former une étrange fleur hybride alliant rondeur et tranchant. Sous la houlette de Germaine Cellier, toujours aussi frondeuse.

(1956) Diorissimo, Dior : LE muguet, surréel et magique, toute la maestria d'Edmond Roudnitska forgeant un style lumineux, une esthétique de l' épure. Diorissimo c'est le printemps en flacon, une légèreté et une transparence inégalée et surtout un équilibre quasi parfait entre le vert la fleur et les racines. Je ne gloserai pas sur l'état de l'avatar présenté aujourd'hui sous ce nom, il suffit de savoir que trois des ingrédients majeurs sont quasi bannis par l'IFRA (lyral, lylial et hydroxcitronnelal) difficile de présenter autre chose qu'une peau de chagrin dans ces conditions.

(1959) Cabochard, Grès  : Sorti après Bandit de Robert Piguet dont il reprend le thème en l'emmenant vers un sommet équilibriste. Il est construit autour d'une matière sensationnelle : l'isobutyl quinoleine cette note de cuir sec, rêche et vert sombre, flanquée d'armoise en tête et de jolie notes florales en coeur pour adoucir un peu ce parfum retors de quand les femmes prirent leur indépendance. Bernard Chant en fit une version masculine en ajoutant du cumin: Aramis, toujours en bonne forme aujourd'hui, préférez-le à l'actuel Cabochard qui lui est devenu squelettique. 



Voilà, j'en ai surement oublié. Dites-moi.
Et il y a celui sur lequel j'ai longuement hésité, devais-je l'inclure ou lui laisser encore une chance? C'est LE survivant, un mythe.  Mais trois fois hélas, il n'en reste plus grand chose aux dernières nouvelles, malgré les affirmations stupides des démonstratrices bien formées selon lesquelles il n'a pas bougé, la formule est la même etc. 
On en reconnait le style, l'esprit est là, mais la chair a bel et bien disparu, aux oubliettes les notes animales du début, la richesse des matières premières couteuses et naturelles. Il avait une tenue démoniaque, un sillage monstrueusement envoutant, aujourd'hui il faut sérieusement s'arroser que ce soit d'eau de toilette ou d'eau de parfum, pour pouvoir tant bien que mal retrouver son aura et la tenue est une misère. On pourra gloser sur l'adaptation, la mise au gout du jour, Chanel N°5 est en train de disparaitre. Souhaitons juste que ce ne soit qu'une mauvaise passe et que l'actuelle direction de Chanel saura lui donner un peu de corps, bientôt cent ans quand même! 


Photo: Tamara de Lempicka
Illustrations: publicités de parfum














dimanche 2 décembre 2012

Detchema, Revillon 2012.



Quand en flânant dans une boutique de parfums rares parisienne bien connue, tout en discutaillant de-ci de-là avec les amis présents ce jour là, reniflant d'un nez distrait une touche ou deux, l'on tombe en arrêt sur un flacon qui semble vous faire de l’œil et que dans un frisson d'extase l'on murmure: floral aldéhydé ! 
Puis, Detchema ... (avec une pointe d'accent russe et la toque en fourrure de lapin blanc en tête ). 
Où l'on apprend ensuite au détour d'une conversation avec la dame exquise et excentrique à souhait ayant eu la bonne idée de relancer ce parfum oublié, que le mot detchema vient en fait d'une déesse tibétaine de la joie dont le nom signifie "qui apporte le plaisir". Et ça, je veux bien le croire, vu le plaisir que j'ai justement à le porter depuis quelques jours que le froid mordant vient figer la ville endormie.

Detchema est donc de retour, qu'on se le dise. Un revenant des années 50 qui avait tant bien que mal traversé les décennies suivantes avant de plier l'échine devant les bombes orientales survitaminées des années 80 et le désert propret des années qui suivirent. Un floral aldéhydé comme tant d'autres avant, mais avec cette touche d'innocence qui le rendait printanier, guilleret presque. Il intègrait à l'époque les nouvelles matières disponibles et rajeunissait les grands anciens en incorporant de jolies notes vertes rieuses.

Une tête d'aldéhydes pétillants, d'agrumes et de pêche qui donnent le ton. Le cœur, floral bien sur, s'enrichit donc de notes lactées fraiches et tendres de muguet  et de jacinthe pour un effet transparent et humide qui se mêle magnifiquement à de la rose. Plutôt un effet de rose d'ailleurs, la sensation tactile, la texture et l'épaisseur d'un tissu couleur chair, secondé par un jasmin qui lie muguet à l' ylang crémeux. Un bouquet abstrait tout en finesse qui repose sur un solide fond onctueux  de notes boisées, santal et vétiver pour la structure, d'iris qui le glace et l'enracine, de crémeux coumariné, d'ambre et de musc.

Un parfum matière: un drapé parfait, la richesse et l'élégance, l'onctuosité la suavité de monuments comme le N°22, le même genre de classicisme, moins dramatique et mystérieux peut-être, mais la luminosité et l'éclat cristallin en plus. Je le perçois définitivement de couleur chair, un velours pêche moelleux, un bas de soie beige peau, une main qu'on dégante dans un crissement quasi électrique: soyeux, confortable et  sophistiqué. 

L'on m'a assuré que la résurrection est bien fidèle à l'original, la formule n'a pas été remaniée et l'ensemble est à vue de nez respectueux du Detchema d'antan. A l'heure où le N°5 de Chanel, l'archétype du floral abstrait, subit une sévère cure d'amaigrissement, devenant de plus en plus bancal, cette résurrection est la bienvenue et offre une alternative  plus que décente pour les afficionados de jus classieux, un poil hautains et détachés du monde mais tellement moins racoleurs que les parfums guirlande de Noël qui sortent à tour de bras. 
Pour les femmes qui disent non à la facilité ou les gars téméraires dans mon genre qui n'ont pas peur du décalage.



Photo: Joana Lumley dans la peau de Purdey (Chapeau Melon et bottes de cuir). 
Detchema est disponible à la boutique Jovoy, rue Castiglione à Paris.